Apple-Amazon : la guerre du livre n’aura pas lieu

Anthony Nelzin-Santos |

Amazon est sans doute le meilleur ennemi d’Apple : de la musique à la vidéo en passant par les applications mobiles, les deux sociétés sont en concurrence dans de nombreux secteurs de la distribution de contenus dématérialisés. L’acuité de cette concurrence s’accroît à mesure que les deux sociétés vont à la rencontre l’une de l’autre, Apple en lançant de nouvelles offres de contenu, Amazon en présentant de nouveaux matériels. Ainsi dans le domaine du livre électronique, on aurait tôt fait d’opposer le couple Kindle Fire / Kindle Store au couple iPad / iBookstore — Apple et Amazon y sont pourtant plus complémentaires que concurrentes.

iPad, Kindle Fire : un partage clair du marché

Tout le monde ou presque a désigné le Kindle Fire comme « l’iPad killer ». Il a connu un succès indéniable, et Amazon est sans doute le premier fabricant en dehors d’Apple à s’être fait un nom sur ce marché, alors que RIM, Samsung, Motorola et les autres ramassent les miettes. La firme de Jeff Bezos ne fournit pas de chiffres précis, mais on parle de quatre à six millions d’unités écoulées au quatrième trimestre 2011 — dans le même temps, Apple vendait 15,43 millions d’iPad. Il y a néanmoins une différence majeure entre la demi-douzaine de millions de ventes d’Amazon et la quinzaine de millions de ventes d’Apple — ou même entre la demi-douzaine de millions de ventes d’Amazon et les quatre millions de tablettes Android restantes. Les ventes de l’un ne se réalisent que très marginalement en défaveur de l’autre, elles s’effectuent sur des marchés différents.

Dans une étude publiée sur le domaine des tablettes en France parue il y a un an, GfK attribuait à Apple une part de marché de 67 %, contre 22 % pour Archos. Avec une différence structurelle majeure : Apple s’arrogeait en fait 98 % du marché des tablettes à plus de 400 €, alors qu’Archos tenait 69 % du marché des tablettes à moins de 400 € — avec un panier global moyen de 591 €, qui montre là où se réalisent les vrais bénéfices. En vendant le tiers ou la moitié de ce que vend Apple, Amazon ne réalise pas le tiers ou la moitié des profits d’Apple : elle se situe sur un autre terrain, et ne concurrence pas Apple, ou alors marginalement. Tim Cook lui-même avouait être bien en peine d’observer un quelconque effet du Kindle Fire sur l’iPad à Noël, alors qu’avant les fêtes, il accueillait à bras ouverts Amazon sur le marché : la présence de la firme de Jeff Bezos ne va pas diminuer la part d’Apple, elle va permettre d’élargir l’audience des tablettes dans le grand public.

La ligne de démarcation est claire : Amazon vend à moins de 200 €, Apple à plus de 500 €, et de nombreux fabricants se sont engouffrés dans le trou béant entre les deux. Amazon vend presque à perte, Apple réalise 44,7 % de marge sur l’ensemble de ses produits, et les autres fabricants publient des résultats médiocres ou dans le rouge. Le modèle d’Amazon consiste à vendre au plus grand nombre l’appareil affichant les médias qu’elle distribue et sur lesquels elle réalise l’essentiel de ses revenus, celui d’Apple à vendre avec la plus grande marge possible l’appareil qui va afficher les médias et les applications qu’elle vend avec très peu de bénéfices, voire à perte. Les autres fabricants semblent avoir du mal à comprendre que le succès de ce duopole provient de leur maîtrise du matériel, du logiciel et des services associés.

Amazon vend des livres, Apple des applications

Cette complémentarité qui asphyxie le reste de la concurrence et est donc profitable aux deux sociétés se retrouve dans leur approche du livre : Amazon et Apple vendent là encore des produits qui ont le même nom, mais qui représentent deux choses bien différentes.

Amazon vend… des livres. On pourrait même objecter que les quelques appareils qu’elle vend sont les livres modernes : grâce à leur apparence sobre et leur écran eInk, Kindle et Kindle touch s’oublient au bout de quelques minutes de lecture, pour ne laisser la place qu’aux idées et aux mondes transportés par le texte — comme le bon vieux bouquin aux pages qui se cornent et à la reliure qui sent la colle. La seule aventure d’Amazon au-delà du livre, avec le Kindle DX, a été un échec misérable : censé remplacer les livres et articles des étudiants, son support du PDF était en fait minimal, et son clavier de qualité exécrable n’a jamais invité à la prise de notes.

C’est bien parce qu’elle vend des livres, et que c’est cette activité qui lui est profitable, qu’Amazon est présente sur le plus grand nombre de plateformes possibles. Amazon développe des applications pour les smartphones et les tablettes Android, pour l’iPhone et l’iPad, pour Windows Phone, le Mac et le PC, et peut donc y vendre ses ouvrages. Il manquait un canal de distribution, la tablette pas chère, la liseuse à écran eInk noir et blanc restant un marché limité : puisque personne ne semblait vouloir ouvrir ce nouveau marché avec une proposition sérieuse, à part Barnes&Noble, ennemi juré d’Amazon, la firme de Jeff Bezos a pris son courage à deux mains et a conçu le Kindle Fire.

Le cartable numérique qu’Amazon n’a jamais réussi à développer, c’est justement un des objectifs que vise Apple avec son iPad : la stratégie présentée avec iBooks Authors et la création d’une section « Manuels » dans l’iBookstore est claire comme de l’eau de roche. Apple vend quelques livres dans sa boutique, dont le succès reste à démontrer — l’App Store est encore le pourvoyeur le plus efficace, lui qui compte 61 000 applications dans la catégorie « Livres », à peine dépassée en popularité par les jeux. Si la plupart de ces app-livres sont de simples liseuses contenant un fichier texte dupliqué à l’ennui, beaucoup sont de véritables ouvrages interactifs, ici livres capables d’accompagner l’enfant dans sa lecture (comme ceux de So Ouat), là livres dont vous êtes le héros… sans avoir à tourner les pages et à perdre le fil. iBooks Author suit cette logique, comme le révèle son format de facto propriétaire : il n’est pas conçu pour créer des livres, il est l’IDE pour créer des applications dont l’environnement d’exécution est iBooks 2.0. Des applications dont on s’attend pas qu’elle puisse tourner sur d’autres environnements, ce qui explique bien des choses quant à leur format et leur licence (lire : Test d’iBooks Author).

iTunes

Il y a livre… et livre !

Le parallèle tracé avec HyperCard n’est de ce point de vue pas tout à fait usurpé — même si techniquement, Keynote est l’HyperCard d’iBooks Author, lui qui permet de créer des jeux de cartes (le mot a été prononcé par Roger Rosner, le directeur du groupe iWork) comme on créait des piles dans les années 1990. Amazon, avec son Kindle Store et ses Kindle Singles, a fait baisser la hauteur de la barre à franchir pour publier un ouvrage textuel. Apple, avec iBooks Author, iBooks et l’iBookstore, fait baisser la hauteur de la barre à franchir pour créer des contenus hautement interactifs qui auraient autrefois nécessité la création d’une application en Objective-C. Le fait que l’on puisse aujourd’hui réaliser en WYSIWYG des « livres » presque aussi impressionnants que l’application native de Push Pop Press est un témoignage de ce mouvement de démocratisation (lire : iBooks : un air de déjà vu pour les manuels scolaires).

Des parallèles qui pourraient se croiser

Amazon et Apple sont donc sur deux routes parallèles… mais deux routes parallèles qui pourraient paradoxalement finir par aller au même endroit. Les deux sociétés ont une vision du livre et un modèle économique complètement opposés pour le moment ; mais rien ne dit que ce sera toujours le cas dans le futur. La guerre du livre n’aura pas lieu. Les multiples guerres sur les autres formes du contenu, elles, promettent de faire des victimes.

Amazon vit de la vente de livres — de livres entendus comme des ensembles finis de texte, avec parfois quelques images. La firme de Jeff Bezos peut donc se permettre de vendre le Kindle de moins en moins cher : il devient mécaniquement moins cher d’année en année puisqu’il n’évolue que très peu, et son prix est directement fixé sur le coût de production. Sa marge est réalisée en (très petite) partie sur des appareils un peu plus avancés (le Kindle touch et le Kindle Fire) et (surtout) sur la vente de contenus. Ces contenus devant être accessibles au plus grand nombre, ils sont aussi lisibles dans des applications disponibles sur les plus grandes plateformes. De quoi lui assurer 3,35 milliards de dollars de ventes au troisième trimestre 2011 (en comptant les livres papier vendus sur Amazon.com), presque autant que les ventes de produits électroniques et généraux.

Apple vit de la vente de matériels — des matériels vendus un tiers plus cher que ce qu’ils coûtent à produire, mais qui ouvrent l’accès à un écosystème de contenus vaste que la firme de Cupertino finance. Apple ne gagne en effet rien ou presque sur la distribution dans l’iTunes Store et finance de fait l’App Store, comme le montrent ses résultats détaillés : sa commission, de l’ordre de 30 %, couvre parfois à peine les frais d’hébergement, de distribution, et surtout les frais bancaires. Une stratégie sur laquelle elle aurait tort de revenir : l’iPad, souvent vu comme un appareil de consommation de contenus et donc dépendant des boutiques d’Apple, génère aujourd’hui un chiffre d’affaires de 9,15 milliards de dollars.

On comprend bien que les deux sociétés ont pris chacun un bout de la chandelle : Amazon vient du contenu et lui offre un support si besoin, Apple vient du matériel et lui offre du contenu parce qu’il en a besoin. Mais cette chandelle brûle vite, très vite : les concurrents ne peuvent pour le moment que s’écarter du chemin (où, au pire, partir en fumée comme RIM ou Palm), mais Jeff Bezos et Tim Cook pourraient bientôt se retrouver face à face. De meilleurs ennemis, Apple et Amazon pourraient devenir pires ennemis : il suffit qu’un paramètre de l’équation les définissant soit modifié et les courbes aujourd’hui parallèles pourraient bien se croiser. L’évolution du Kindle Fire va de ce point être extrêmement intéressante à observer : si le Kindle est indissociable du livre qu’il affiche au point de se confondre avec lui, le Fire est une tablette dont la lecture n’est qu’une des fonctions.

Amazon n’a d’écosystème aussi profond qu’Apple que dans un seul domaine, la musique, qui a intégré depuis longtemps les logiques de la distribution dématérialisée. Une forme de distribution sur laquelle Apple règne en maître, là où Amazon maîtrise la chaîne de la vente de biens physiques (un autre partage du monde entre les deux sociétés). Pour peu qu’elle souhaite donner une autre dimension à son Kindle Fire et qu’elle y trouve un intérêt financier, la firme de Jeff Bezos pourrait faire valoir son expérience de la distribution « réelle » dans le domaine de la distribution « virtuelle », et entrerait ainsi en concurrence directe avec Apple. Et si le Kindle Fire acquérait une autre dimension, et montait en gamme tandis qu’Apple descendrait en gamme, une nouvelle tranchée serait ouverte dans la guerre totale qui pourrait se dessiner. Une guerre d’autant plus violente qu’elle se ferait sur des marchés pour ainsi dire vierges, car encore assez peu tournés vers le dématérialisé.

C’est ainsi le cas de la vidéo et de la presse, qui ont le pied dans la porte, mais ne sont pas encore entrées dans le monde où jouent Apple, Google et les autres. Difficile de savoir quelle importance accorde Amazon à la vidéo — films et séries TV —, un domaine dans lequel Apple multiplie les avantages : elle discute avec les studios depuis de nombreuses années, et possède dans son conseil d’administration Bob Iger, le CEO de la Walt Disney Company, le premier groupe de divertissement au monde (Walt Disney Pictures, ABC, ESPN, Pixar, Marvel, etc.). Un soutien de poids dans le monde de la presse et des médias, dans lequel Disney est aussi très présent, mais avec lequel Apple a des rapports plus que compliqués. Même avec 100 milliards de dollars en poche, des chiffres de vente publics et impressionnants, et une responsabilité non négligeable dans la transformation du marché musicale, et peut-être à cause de ces faits, la firme de Cupertino n’a pas réussi à tout à fait convaincre la presse.

Kindle journaux

Amazon, de son côté, n’a que des liens ténus avec cet univers, mais n’a eu aucun mal à attirer Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien / Aujourd’hui en France et Les Échos, sans parler des grands titres internationaux, sur son simple Kindle. Ici encore, Apple a un coup à jouer avec un Newsstand Author qui serait lié au Kiosque : les bonnes relations de la presse et d’Amazon sont peut-être à mettre sur le compte qu’un « prix d’entrée » technologique plus faible et d’une plus grande proximité philosophique (le livre / la presse), et Apple pourrait avoir tout à gagner à se mettre au niveau des journaux et magazines. D’autant qu’une des fonctions du Kindle Fire qu’Amazon met beaucoup en avant est précisément la lecture de ces formes différentes de texte, et que Google vient peut-être de détruire le peu de crédit qu’elle possédait en modifiant au dernier moment One Pass (lire : EPresse ne peut plus utiliser Google One Pass).

On le comprend : in fine, les trajectoires d’Apple et d’Amazon sont croisées. Les deux sociétés profitent pour le moment mutuellement de leur croissance : elles défrichent un secteur grand ouvert avec des approches bien différentes et passent le rouleau compresseur sur une concurrence bien en peine de se faire entendre. Mais si Apple se rapproche de plus en plus de l’approche d’Amazon quant à la manière de distribuer le contenu et d’aborder les créateurs ; et si Amazon se rapproche de plus en plus d’Apple en contrôlant plus fermement l’expérience de consultation de ces contenus, les deux sociétés finiront immanquablement par s’affronter directement. On a tendance à oublier cette possible guerre, peut-être parce qu’elle est un peu plus ésotérique que les batailles enflammées à coup de brevets et de fiches techniques autrefois contre Microsoft, aujourd’hui contre Google et ses partenaires, et qu’elle se déroule loin des yeux du public. Elle promet pourtant d’être l’une des plus passionnantes des prochaines années.

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